Les lectures de Mina Strogoff

posté le 22-01-2021 à 12:32:20

10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange - Elif Shafak

"Mais la mémoire humaine ressemble à la nuit d'un fêtard qui a bu quelques coups de trop : elle a beau s'appliquer, elle ne parvient pas à marcher droit."

 

 

 

Editions Flammarion. 400 pages.

1ère parution : 2019

 

Tequila Leila, une prostituée turque, vient d'être brutalement assassinée dans une rue d'Istanbul et jetée dans une benne à ordures. Dix minutes et trente-huit secondes, c'est le temps durant lequel son cerveau reste actif après l'arrêt du coeur. Nombre de souvenirs remontent à la surface durant ce laps de temps et, petit à petit, l'histoire de sa vie se redessine. Sa famille et ses mensonges, son père devenu fanatique, son oncle incestueux, sa fugue pour échapper à un mariage forcé, son entrée dans les bordels d'Istanbul, mais aussi les amis qu'elle va s'y faire. Dans la deuxième partie du roman, nous suivons les cinq amis proches de Leila, leur réaction à sa mort et leur décision de lui donner des funérailles dignes.

 

J'ai poursuivi ma découverte de l'auteure Elif Shafak avec ce roman que j'ai également beaucoup aimé. L'histoire de Leila est très poignante, révoltante même; ainsi que les parcours de ses amis. J'ai particulièrement aimé le personnage de Nalan, une prostituée transgenre au parcours de vie chaotique mais d'une volonté de fer et d'une loyauté sans faille. Les 5 amis ont tous des histoires et des tempéraments différents; mais ils ont en commun d'être considérés comme des indésirables, des marginaux, des "rebuts" de la société. J'ai profondément aimé cette histoire d'amitié. Comme dit dans le roman, les personnages sont liés par la loyauté de ceux qui n'ont personne d'autre sur qui compter.

 

Comme dans L'Architecte du Sultan, la ville d'Istanbul tient une place primordiale dans ce roman, mais l'auteur montre cette fois un aspect bien différent. Dans le premier, la ville était décrite du temps de l'Empire Ottoman au XVIè siècle; j'avais été totalement séduite par les descriptions qui m'ont paru très oniriques et presque magiques. Ici, l'histoire se passe essentiellement dans les quartiers mal famés des années 1960-70. Plusieurs évènements historiques et lieux réels y sont décrits; comme le massacre de la place Taksim en 1977, ou encore le cimetière des Abandonnés, là où vont les corps qu'aucune famille ne réclame (migrants, prostituées, marginaux etc). Ce roman met en lumière les recoins d'Istanbul qu'on ne montre pas aux touristes; le caractère multiples et les aspects moins reluisants de cette ville qui peut faire rêver autant qu'elle peut broyer irrémédiablement.

 

Une excellente lecture selon moi. Je pense que je me souviendrai longtemps du personnage de Nalan, qui m'a énormément touchée et a fait évoluer mon regard sur les personnes transgenres. Les luttes sociales y tiennent une place importante. Plusieurs questions sont abordées comme le quotidien des prostituées locales ou étrangères, les rivalités entre elles, les difficultés des transgenres à subsister sans passer par la prostitution, la pression exercée par la famille, le poids des traditions, l'oppression capitaliste ... L'histoire est assez dure et comporte des scènes de violence même si elles ne sont pas très détaillées. Ce n'est définitivement pas un feel-good; mais cela reste un récit très riche, qui soulève beaucoup de questions. L'engagement de l'auteure pour les marginaux et les laissés pour compte se ressent tout au long du récit.

 


 
 
posté le 17-01-2021 à 20:53:37

L'architecte du sultan - Elif Shafak

"Se reniant à chaque pas, changeant d'humeur à chaque quartier, tendre et cynique d'un même élan, Istanbul donnait généreusement tout et dans le même soufle exigeait qu'on lui rende son cadeau. Une cité si vaste qu'elle s'étendait à droite comme à gauche, et vers le firmament, aspirant à s'élever, désirant toujours plus, jamais satisfaite. Mais toujours ensorcelante. Bien qu'étranger à ses façons, le garçon sentit à quel point on pouvait tomber sous son charme."

 

 

 

Editions Flammarion. 462 pages.

1ère parution : 2013 

 

Jahan, un jeune garçon débarque à Istanbul avec pour seul compagnon Chota, un éléphant blanc qu'il est chargé d'offrir au sultan Soliman le Magnifique. Une fois dans la ménagerie royale, il y rencontre les dompteurs des autres animaux, des courtisans plus ou moins hypocrites, et doit en plus composer avec un mercenaire qui lui a fait promettre de voler pour lui à l'intérieur du palais. A cela s'ajoute l'amour qu'il porte à Mihrimah, l'espiègle et inaccessible fille du sultan. Jusqu'au jour où il rencontre Sinan, l'architecte royal, qui décide de le prendre comme apprenti.

 

Le lecteur suit le personnage de Jahan depuis son enfance jusqu'à un âge avancé, avec pour toile de fond l'Empire ottoman du XVIè siècle. Le récit débute à l'époque de Soliman pour se terminer sous le règne de son petit fils Mourad. D'autres personnages historiques apparaissent comme Sinan ou Taqi al-Din. Elif Shafak précise dans une note qu'elle a pris quelques libertés avec les dates dans l'intérêt de son récit. Il ne s'agit donc pas d'une reconstitution historique à proprement parler, bien que le récit soit très érudit.

 

La principale force de ce livre à mon sens est la plume d'Elif Shafak; que j'ai trouvée très élégante et recherchée. J'ai particulièrement aimé ses descriptions très vivantes; les métaphores et comparaisons sont d'une poésie assez incroyable. Etant très amoureuse de la Turquie et surtout d'Istanbul, j'ai adoré la manière dont cette ville et son souffle si particulier étaient décrits. Son côté grouillant et cosmopolite sont très sensibles dans le roman; la ville apparaît presque comme un personnage à part entière.

 

En revanche, je pense que certains personnages auraient gagné à être développés. J'ai trouvé Jahan un peu trop naïf. C'est justement ce qui fait que, selon son ami Balaban, il n'est pas fait pour vivre à Istanbul. J'aurais aimé quelques protagonistes avec des tempéraments plus marqués. Certaines révélations qui arrivent vers la fin auraient eu plus d'impact si les personnages concernés avaient eu davantage de consistance. A plus forte raison dans un récit où les intrigues, complots et jalousies sont aussi présents.

 

Cela dit, je pardonne cette lacune et range tout de même ce titre dans mes coups de coeur car je ne me suis ennuyée à aucun moment, bien que le rythme soit lent. J'ai suivi avec plaisir les aventures de Jahan alors qu'il aidait son maître à ériger la mosquée de Solimane, puis celle de Selim, puis l'observatoire etc. La plume d'Elif Shafak m'a faite passer par plein d'émotions ; j'ai été ravie d'ouvrir 2021 avec cette fresque qui a ravivé mes souvenirs d'Istanbul.

 

Je recommande. 

 

 


 
 
posté le 13-01-2021 à 09:09:23

Le Dernier Bain - Gwenaële Robert

"Ce que je vois depuis quatre ans n'est qu'une parodie honteuse de la République, une comédie jouée par des sots et des lâches, avec cette cruauté qui leur vient quand ils sont dans le parti le plus fort. Ce que je vois, c'est le triomphe de l'horreur et du crime, la victoire de la délation et de la tyrannie! Ô mon pays, dans quelles mains sanguinaires es-tu tombé?"

 

 

 

Editions Robert Laffont. 220 pages.

1ère parution : 2018

 

Ce court roman nous plonge dans le Paris de l'an II du calendrier révolutionnaire, à l'époque de la Terreur. Le député Jean-Paul Marat est cloîtré chez lui à cause d'une maladie de peau qui l'oblige à prendre des bains de souffre. Cependant, son ombre plane sur la capitale, son nom est sur toutes les lèvres. Surnommé l'Ami du Peuple, il est aussi connu pour réclamer toujours plus d'exécutions sommaires, ce qui ne lui vaut pas que des amis. Dans ce récit choral, nous suivons plusieurs personnages tous liés à Marat, et dont plusieurs ont de bonnes raisons de lui en vouloir ou du moins d'en avoir peur. Théodose, un ancien moine devenu écrivain public et qui fait parvenir les listes d'accusés au député. Jane, rongé par le désir de vengeance. Marthe, qui souhaite que Marat reconnaisse le fils qu'il a eu avec sa fille. Et bien sûr Charlotte, une jeune Normande tout juste arrivée à Paris.

 

J'ai terminé l'année 2020 en beauté avec ce roman qui a été un coup de coeur. J'ai adoré suivre cette galerie de personnages sur les trois jours qui ont précédé l'assassinat de Marat, puis durant le procès de Charlotte Corday. L'ambiance de Paris est magnifiquement rendue :  la peur qui rampe et s'infiltre partout, les délations, la misère, la lassitude des personnages à qui on promet la liberté alors que le peuple de Paris ne mange pas à sa faim... Le texte est court mais très vivant, d'une efficacité implacable pour restituer l'atmosphère de Paris sous le souffle de la Terreur.

 

J'ai notamment trouvé passionnant le passage où le peintre David, ami de Marat, décide de peindre son tableau qui sert de couverture à cette édition. Il est intéressant de comparer l'image que le peintre à voulu laisser à la postérité ; et ce que l'on sait réellement de l'aspect de Marat qui, rappelons-le, souffrait d'une maladie de peau. Le personnage de Charlotte Corday est également très conscient de vivre un moment historique et se soucie de l'image qu'elle laissera à la postérité puisqu'elle demande à ce que l'on fasse son portrait avant qu'elle soit éxécutée.

 

Un texte court mais très intense qui m'a donné envie d'en savoir davantage sur Marat, mais aussi de creuser davantage la Révolution et la Terreur, qui sont mes périodes historiques de prédilections. Mon seul regret sur ce récit est qu'il n'ait pas duré plus longtemps. Il m'a été difficile de quitter le Paris de 1793 en refermant le livre.

 

 


 
 
posté le 08-01-2021 à 11:32:46

Les monstres - Maud Mayeras

"Nous sommes des monstres.

C'est le nom que nous donnent les autres car nous sommes trop différents de ce qu'il sont ou connaissent. S'ils savaient que nous nous terrons ici, ils nous enfermeraient dans des cages encore plus étroites pour nous étudier. Ils couperaient des morceaux de nos mollets et de nos flancs pour les analyser et ils nous tasseraient dans des bocaux."

 

 

Editions Anne Carrière. 300 pages.

1ère parution : 2020

 

Nous suivons une mère et ses deux enfants qui vivent dans un "terrier", coupés du monde. Aleph, le père de famille, les élève dans la peur de l'extérieur, de la lumière du jour, et surtout des humains : des prédateurs impitoyables qui n'hésiteraient pas à les abattre à vue. Il les nourrit, les élève et les prépare au jour où ils pourront enfin sortir. Mais un jour, Aleph disparaît; et les humains les découvrent.

 

Il est compliqué de donner son avis sur cette oeuvre sans spoiler. Si cela vous dérange et que vous souhaitez ménager le suspens, je vous recommanderais donc de lire d'abord le roman avant de revenir sur cet article.

Le récit se focalise tour à tour sur la mère, sur les enfants, sur Aleph et sur d'autres personnages secondaires. Il est compliqué de comprendre la situation au début. Le lecteur peut se demander si nous avons réellement affaire à des êtres monstrueux. Petit à petit, nous comprenons que les enfants sont en réalité nés d'une mère séquestrée, qu'ils n'ont jamais eu de contact avec l'extérieur, et ont grandi avec l'idée qu'ils sont des êtres supérieurs que les humains ne pourraient jamais accepter.

 

Je suis un petit peu mitigée sur ce texte. Bien que je m'y sois habituée, j'ai d'abord eu beaucoup de mal avec la narration au présent et la simplicité radicale de cette dernière. Ceci dit, même si ce n'est pas ma tasse de thé, son utilisation dans ce contexte me semble justifiée. Le suspens est bien maîtrisé à mon sens, le voile se lève petit à petit. Avec un peu de recul, je crois qu'une narration au passé et un style plus travaillé auraient peut-être nuit à la tension du récit. 

 

Malheureusement, j'ai eu beaucoup de mal à m'attacher aux personnages que j'ai trouvés sans grand intérêt. J'ai eu l'impression d'avoir affaire à des personnages-fonctions, réduits au strict minimum pour que l'histoire se tienne.

 

Je ne range pas ce livre dans les déceptions à cause de sa gestion du mystère et du malaise. Le manque de profondeur des personnages est, à mon sens, compensé par une certaine efficacité pour le suspens et la création d'une atmosphère pesante.

Tags: #thriller
 


 
 
posté le 31-12-2020 à 11:57:17

Les Hauts de Hurle-Vent - Emily Brontë

"Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai! Tu dis que je t'ai tuée, hante-moi, alors! Les victimes hantent leurs meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Sois toujours avec moi ... prends n'importe quelle forme ... rends-moi fou! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver."

 

 

Editions de Fallois. 413 pages.

1ère parution : 1847. 

 

En revenant de Liverpool, Mr Earnshaw ramène avec lui Heathcliff, un jeune bohémien qu'il a adopté pendant son voyage. Le père de famille s'attache au jeune garçon mais ce dernier est méprisé et même haï par le voisinnage et le fils aîné de Earnshaw. Brisé tant par la répulsion dont il fait l'objet que par son amour contrarié pour Catherine, la fille de son bienfaiteur ; Heathcliff fomente une vengeance implacable. Devenu adulte, il s'approprie la fortune de la famille qu'il pousse au désastre et réduit en esclavage.

 

J'avais lu cette oeuvre pour la première fois il y a dix ou douze ans mais n'en avais pas gardé un souvenir très précis, étant donnée la complexité de la situation. Il n'est pas toujours simple de s'y retrouver dans les liens filiaux entre les personnages et de re-situer chacun d'eux. Relire ce récit aujourd'hui m'a permis de mieux le comprendre et de l'aimer davantage. J'ai particulièrement apprécié l'ambiance. Les Hauts de Hurle-Vent étant le nom du domaine, des landes battues presque en permanence par les vents du nord. Les évènements sont racontés du point de vue de Hélène Dean, une domestique au service de la famille Earnshaw et témoin de sa chute. Fidèle et loyale, Hélène a vu grandir les enfants Earnshaw, mais également leurs descendants que Heathcliff rendra dépendants en s'appropriant leur héritage.

 

La plupart des personnages sont tour à tour acteurs, témoins et victimes des évènements. Lors de ma première lecture, j'avais détesté Heathcliff. Mon avis aujourd'hui est plus nuancé sur cet homme rongé par la haine et la vengeance mais aussi par l'amour obessionnel, détraqué mais jamais feint qu'il voue à Catherine Earnshaw. On aurait pu penser que le souvenir de la mère l'aurait dissuadé de faire du mal à la fille, Catherine Linton, mais que nenni. Tout laisse penser que Heathcliff n'était de toute façon pas quelqu'un de bienveillant au départ et que les nombreuses injustices qu'il a subies n'ont fait que renforcer une sauvagerie déjà latente. Si il n'est pas un exemple d'éthique, Heathcliff n'en reste pas moins un personnage inoubliable et la vraie force de ce roman à mon sens.

 

Etant amatrice de récits âpres et de personnages torturées, je classe sans hésitation cette oeuvre dans mes meilleures lectures de l'année 2020. Comme dit plus haut, il est facile de se perdre dans les liens filiaux des personnages; mais fort heureusement, l'édition que je possède a mis à disposition du lecteur un tableau généalogique qui m'a été bien utile.

 


Commentaires

 

1. christineb  le 01-01-2021 à 07:42:25  (site)

Meilleurs vœux et de belles lectures!

 
 
 
 

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